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  • Rencontre avec Sylvie Loriquer - 3 novembre 2015

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  • Compte-rendu de la rencontre du 3 novembre 2015 avec Sylvie Loriquer, par Samy L. et Antoine T.

     

     Sylvie Loriquer ne se destinait pas à devenir libraire et s’est lancée tardivement dans la profession. Suite à un cursus scientifique, des études de langues, puis de commerce et de gestion, elle travaille d’abord pendant onze ans dans le secteur des nouvelles technologies en tant que responsable marketing. Le tournant a lieu en 2002, à l’occasion d’une restructuration de l’entreprise qui l’emploie : désireuse d’entamer une reconversion professionnelle, elle décide de faire un bilan de compétences qui l’oriente vers le métier de libraire, mais même alors, ce choix n’est pas une évidence. Elle précise qu’à l’époque, c’est avant tout la dimension commerciale de cette activité qui l’attirait – un aspect qui, jusqu’à récemment, était souvent laissé de côté par les professionnels du secteur.

     

    « On ne s’ennuie jamais, c’est fabuleux, mais c’est jamais fini »

     

    Neuf mois sont nécessaires à la mise en œuvre de son projet de reconversion : il s’agit notamment de trouver un local, de faire les travaux nécessaires, de monter son entreprise et de constituer un fonds. Elle est accompagnée dans ses démarches par l’Association pour le Développement de la Librairie de Création (ADELC), qui joue le rôle de régulateur dans le secteur, dans la mesure où les projets soutenus par cette association ont plus de chance d’aboutir. C’est aussi pendant cette période que Sylvie Loriquer réalise un stage en librairie – un moment d’immersion qu’elle recommande à toute personne envisageant d’ouvrir ou de reprendre un lieu.

    Avant même l’ouverture de sa première librairie dans le 18e arrondissement, fin 2002, les efforts à fournir sont donc très importants. Ils le sont toujours aujourd’hui : Sylvie Loriquer évoque plusieurs fois l’engagement considérable qu’implique la direction d’un lieu comme L’Attrape-Cœurs. Elle effectue les tâches les plus variées et travaille en moyenne 60 heures par semaine – ce qui ne l’empêche pas de se réserver un temps de lecture conséquent, puisqu’elle lit entre 10 et 25 livres par mois. En 2013, elle ouvre une seconde librairie – bien mieux située que la première – dans le 15e arrondissement. L’équipe se compose de deux gérantes (Sylvie Loriquer et Erika Menu) et de deux employées (le secteur emploie en moyenne un homme pour deux femmes).

     

    « Si on n’aime pas un livre, on ne suscite pas l’envie et ça ne marche pas »

     

    Sylvie Loriquer conçoit ses librairies comme des espaces de vie et d’échange plutôt que des sanctuaires, et y organise un grand nombre de rencontres et d’évènements (une cinquantaine par an). Elle estime par ailleurs que la relation au client est primordiale et que le sens de l’accueil d’un libraire a autant d’importance que sa culture littéraire (cette attention portée au public est d’ailleurs de plus en plus forte dans l’ensemble du secteur de la culture, et notamment dans les bibliothèques). Pour qu’un client revienne, il est crucial de lui faire bonne impression, dès la première fois, et de lui montrer qu’il est non seulement bienvenu, mais écouté. Avec certains, un lien affectif peut même se développer au fil du temps. Mais l’insertion d’une librairie dans un quartier n’est pas toujours aisée : dans le 15e arrondissement, où le second L’Attrape-Cœurs a remplacé un relais presse, la clientèle de ce dernier a mis du temps à s’habituer à la nouvelle enseigne.

    S’il est très important pour Sylvie Loriquer de faire preuve d’écoute et de dialoguer avec le public, elle ne nie pas pour autant que ses choix et ceux de ses collègues ont une grande force prescriptrice : ainsi, de nombreux clients n’hésitent pas à suivre avec enthousiasme les recommandations de tel ou tel membre de l’équipe, et les livres qui font l’objet d’un « Coup de cœur » voient leurs ventes décupler. À l’inverse, si elle s’estime tenue d’avoir en stock les blockbusters éditoriaux pour ne pas manquer des ventes, elle se refuse à les mettre en avant quand ce sont des livres qu’elle n’apprécie pas.

     Aux yeux de Sylvie Loriquer, le libraire n’est donc bien évidemment pas un simple gestionnaire, ni uniquement un commerçant : s’il ne vend pas toujours les livres qui le touchent ou l’intéressent le plus, il a des goûts marqués et tient à faire partager ses découvertes avec le public qui vient à sa rencontre. Elle cite notamment l’exemple du livre de Carole Martinez, Le Cœur cousu (Gallimard, 2007), qu’elle a particulièrement aimé et recommandé à plus de 400 lecteurs dans le 18e, et note qu’en dépit de sa taille modeste, une librairie indépendante comme L’Attrape-Cœurs peut contribuer efficacement au succès d’un livre ou d’un auteur. Il est pour elle évident que sans ce type d’engagement – sans la passion et l’envie qui sous-tendent son travail –, le courant ne passerait pas avec le public et les évènements comme les rencontres ne seraient pas aussi fréquents. Parmi les autres lectures qui l’ont marquée récemment, les livres de Svetlana Aleksievitch, la prix Nobel russe, qu’elle défend depuis La Fin de l’homme rouge (Actes Sud, 2013) ou les œuvres de Mia Couto comme Le Dernier vol du flamant (Editions Chandeigne, 2015).

    Sylvie Loriquer dirige par ailleurs un comité de lecture qui se réunit une fois par mois de manière informelle, et est active au sein de l’association CitéRature(s), qui fait découvrir la littérature aux enfants des 18e, 19e et 20e arrondissements. Les enfants et adolescents, ajoute-t-elle, doivent être considérés comme des clients à part entière : les libraires qui les négligent au motif qu’ils n’ont pas de budget propre pour acheter des livres entravent leur devenir de futurs gros lecteurs.

     

    « Je voulais 80 m² seule, ça s’est transformé en 50 m² à deux »

     

    Selon les chiffres du département du Dépôt légal de la Bibliothèque nationale de France, près de 80.000 titres ont été produits en 2014. Impossible de faire tenir toute cette production, comprenant 68.000 titres inédits, dans les deux locaux de 50m² chacun de Sylvie Loriquer. Chacune des deux librairies peut mettre à disposition 7000 références (11.000 volumes), mêlant les nouveautés et le « fond » (les livres ayant plus de deux ans). C’est en choisissant les titres qui seront proposés que l’on définit l’identité d’une librairie. L’Attrape-Cœurs se veut généraliste : 40 % de littérature, 15 % d’actualité, histoire, sciences humaines, 20 % de jeunesse, 15 % de bandes dessinées, 5 % de polars et 5 % de beaux livres. La qualité d’un livre ne lui assure pas forcément une place. Par exemple, seuls 15 titres polars peuvent être mis en pile, et donc être visibles pour les clients, du fait du peu d’espace disponible.

     Beaucoup d’éditeurs reconnaissent la force prescriptrice des librairies qui peuvent être de véritables caisses de résonance pour des auteurs encore méconnus. Certains d’entre eux participent à la création des librairies, en alimentant un fond que l’ADELC utilise pour prêter à taux zéro aux projets de librairies lui semblant viables. Pour que leurs livres soient visibles sur les tables et défendus par les libraires, les éditeurs multiplient les rencontres avec les auteurs, les réunions et évènements littéraires. Mais la principale aide apportée aux librairies dites de « premier niveau » (c’est-à-dire dont le travail est reconnu et dont le chiffre d’affaires atteint un certain seuil, variable selon les maisons d’édition), est le représentant, rouage primordial entre l’éditeur et le libraire. Les achats se font environ trois mois avant la sortie des livres, donc bien avant les articles ou émissions prescripteurs. C’est donc avec le représentant que le libraire doit trouver la fragile alchimie qui consiste à ne pas se laisser noyer sous les ouvrages tout en couvrant le maximum pour manquer le moins de ventes possibles.

     

    « On peut balayer plus de 300 titres en une heure. »

     

    Aujourd’hui, ce sont 22 % des livres qui sont achetés dans les librairies. Certes, un bien plus grand pourcentage est détenu par les grandes surfaces comme la Fnac, mais dans le contexte actuel, les librairies résistent encore solidement à leurs concurrents. Cela est dû à différents facteurs. Tout d’abord, la stagnation du livre numérique à 4 % du chiffre d’affaires de ventes de livres en France, témoignant d’un attachement au livre papier.

    Mais même face à des concurrents dans la vente d’ouvrages papier, les librairies ont une protection. Votée en août 1981, la loi relative au prix du livre, dite Loi Lang, place le prix initial du livre entre les mains de son éditeur, prix que les différentes enseignes ne peuvent faire varier que de 5 %. Ainsi, et contrairement à d’autres domaines culturels où les grandes surfaces vendent à perte car elles font peu ou pas de marge, les librairies peuvent faire face à des entités aux besoins différents des leurs. Cette loi a notamment sauvé beaucoup de librairies dans les années 70 face aux baisses de prix de 20 % que pouvait pratiquer la Fnac. Aux États-Unis, une telle protection n’existait pas et de nombreuses petites librairies ont été avalées par de plus grandes enseignes, même si aujourd’hui leur nombre tend à se stabiliser.

     

    « C’est bien qu’il y ait beaucoup de librairies »

     

    Comme toute résistance, tenir bon face à Amazon est un effort permanent, qui demande de nouvelles stratégies et de nouvelles réflexions. L’une des plus intéressantes, bien que centrée sur l’Île-de-France, est sans aucun doute la création du site parislibrairies.fr. Selon l’adage « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », les libraires de Paris et sa région se voient moins comme des concurrents que comme des confrères partageant une base de données commune en ligne. L’initiative partait d’un constat : les lecteurs parisiens lisent 2,5 fois plus que les autres lecteurs français, et étaient dans le même temps ceux qui achetaient le plus sur Amazon. Ils représentaient donc une clientèle à séduire de nouveau. Le site parislibrairies.fr permet d’indiquer à un client la librairie la plus proche dans laquelle l’ouvrage qu’il cherche est disponible, si jamais celui-ci n’est pas présent dans les rayons d’une première librairie. Un moyen de proposer un plus large éventail de titres sans pour autant renier des choix personnels, de ne pas subir la petitesse d’un local de taille humaine, et d’optimiser les ventes de chacun.

     

    « J’ai des problèmes de trésorerie deux mois par an, mais un banquier compréhensif »

    La remise pour les libraires est de l’ordre de 35 %. Un livre vendu dans le commerce à 10 euros sera acheté 6,50 euros par le libraire. Cette remise importante vient du fait que ce sont les libraires qui engagent les sommes les plus conséquentes et risquent le plus gros. Pour encourager cette prise de risques, un système unique a été mis en place, celui du retour : le libraire a la possibilité de renvoyer à partir de trois mois des livres achetés à un éditeur et d’obtenir un remboursement. L’intérêt pour l’éditeur est double : avoir tout de même des livres dans les rayons (dont des livres au potentiel commercial plus incertain), mais aussi pouvoir dégager de la trésorerie grâce aux trois mois minimum entre l’encaissement des livres et le remboursement éventuel de ceux-ci.

    Dans les 3,50 euros restants pour le libraire, il faut tout payer : les charges, le loyer (4800 euros et 7800 euros trimestriels pour les deux librairies L’Attrape-Cœurs), le remboursement des prêts (prêt A.D.E.L.C et C.N.L à taux zéro remboursable sur 5 ans 2 ans après l’ouverture, prêt bancaire sur 7 ans) qui ont permis de financer le fonds, les travaux, le mobilier et le bail (250.000 euros pour celle du 15e arrondissement), les transporteurs, les logiciels de gestion (Tite Live, par exemple, coûte 220 euros par mois pour un poste), les salaires, etc. Ne restent, en fin de compte, que ces 0,6 % de bénéfice net. Dans le cas de L’Attrape-Cœurs, il est arrivé une année de dégager 200 euros de bénéfice pour 700 000 euros de chiffre d’affaires.

    Cette rentabilité moyenne de 0,6 % concerne toute la France et témoigne d’une tendance à la baisse depuis quelques années (elle était de 1,4 % du chiffre d’affaires en 2007). Malgré cela, et malgré l’exigence du métier, le tissu des librairies reste dense en France, et de nouvelles enseignes continuent d’ouvrir.

     

    Billets

     

    L’un des constats les plus intrigants de Sylvie Loriquer concerne sans doute le public des librairies, ou plutôt l’absence d’un certain public. Elle a en effet constaté que si une tranche d’âge ne fréquentait pas les librairies, c’était celle de l’adolescence. Les enfants et les adultes viennent, mais cette étrange période les séparant semble provoquer un étrange exode, révélateur d’une vision de la littérature particulière.

    Contrairement à d’autres formes d’expression populaire, comme le cinéma ou la musique, la littérature peine à être perçue par une partie de la jeunesse comme un loisir. Il n’y a pas cet automatisme à voir en la lecture d’un roman la même valeur que dans le visionnage d’un long-métrage. Il y a fort à parier que l’étude de la seule littérature (la part de l’étude de la musique au collège n’a rien de comparable avec l’étude de la littérature sur le cycle secondaire) accentue ce phénomène de sacralisation sans en être la cause. Mais le problème est finalement le manque d’attrait des adolescents pour la littérature, et le manque d’attrait des adolescents pour les librairies. Les librairies possèdent quantité de contenu qui pourrait intéresser cette jeunesse, comme des bande-dessinées populaires chez cette tranche d’âge. Mais il reste peut-être une tranche de la population qui voit encore en la librairie un sanctuaire dominé par l’aura d’une littérature méconnue.

    Antoine T.

     

    Pour le lecteur que je suis, une librairie indépendante est un lieu sûr et familier ; un abri dont la simple existence me fait plaisir, dont j’apprécie le calme (pour ne pas dire l’ambiance contemplative), et où j’aime admirer la couverture et renifler l’odeur des livres neufs. C’est presque un lieu imaginaire : déconnecté de la ville réelle, de son agitation, de ses lois, de l’immense majorité de ses habitants, bref, un lieu bien différent de celui que perçoivent et dont font l’expérience les gens qui s’en occupent. La librairie telle que l’évoque Sylvie Loriquer m’apparaît comme un gouffre : un lieu qui absorbe une quantité faramineuse de temps et d’énergie ; qui nécessite d’énormes investissements, financiers comme psychiques ; mais également un lieu presque plus agité que les rues qui l’environnent, perpétuellement changeant et reconfiguré ; une construction fragile qu’il faut soigner et surveiller en permanence ; un espace ignoré, en voie de disparition, qu’il faut toujours rendre à nouveau visible, toujours faire exister. Et le libraire : un Sisyphe passionné par sa pierre, épuisé mais heureux.

    Samy L.

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