Rencontre avec Pierre Assouline
Compte-rendu de la rencontre avec Pierre Assouline du 6 mai 2014, par Anna Fichet, Aliona Gloukhova et Pierre Koestel
Après deux années et demie en licence d’histoire à Nanterre, Pierre Assouline décide d’abandonner ses études et, sans diplôme, de se lancer dans le journalisme, convaincu, comme on le pensait à l’époque, qu’il s’agit là d’un métier qui s’apprend sur le tas et non dans une école.
Il commence alors à travailler pour différents journaux, d’abord Le Quotidien de Paris (fondé en 1974 par Philippe Tesson, mais qui n’existe plus aujourd’hui) où il s’occupe de la rubrique « Politique étrangère ».
Entre 1984 et 1986, il décide de travailler pour les éditions Balland en tant que conseiller littéraire, davantage pour connaître le métier de l’édition que pour entreprendre une carrière dans le milieu. En effet, il se considère avant tout comme un journaliste littéraire et voit son expérience chez Balland comme un passage obligé pour connaître l’univers du livre de l’intérieur.
En 1985, il entre au magazine Lire, dirigé à l’époque par Bernard Pivot, où son travail de journaliste s’articule autour de la réalisation d’entretiens avec des auteurs, de reportages et d’enquêtes littéraires. Il rejoint ensuite la direction du magazine en 1993 et, à l’époque, développe son activité d’écrivain et commence à réaliser des émissions de radio culturelles : d’abord pour France Inter, puis pour RTL et pour France Culture, où il travaille encore ponctuellement aujourd’hui.
Actuellement, l’essentiel de son activité est consacré à l’écriture, ainsi qu’à la rédaction de son blog la République des livres qu’il tient depuis 10 ans et qui, avec le temps, s’est développé en portail numérique indépendant s’ouvrant sur d’autres sujets : Les Républiques de la culture. Il fait également des reportages documentaires culturels et littéraires pour Arte.
Lire
Fondé en 1975 par Bernard Pivot et Jean-Louis Servan-Schreiber, Lire a d’abord été un mensuel littéraire de petit format, semblable à celui d’un livre de poche. Assez rapidement cependant, les éditeurs ont réalisé que ce format ne valorisait pas les images et les photographies, pas plus que la création publicitaire indispensable au financement du titre, et le magazine a alors pris les dimensions habituelles.
En tant que journaliste pour Lire, Pierre Assouline réalise surtout des enquêtes sur des écrivains. Il revient notamment sur celle qu’il a menée autour de Paul-Loup Sulitzer, auteur à succès qui n’écrivait pas ses livres lui-même. « J’ai enquêté plusieurs mois pour savoir comment ça marchait. Et en fait, il y avait une sorte d’usine derrière lui qui écrivait pour lui, tout un système. C’était une enquête de dix pages pour démonter ce système. »
Il a également composé un dossier sur la rémunération des écrivains, un sujet tabou à l’époque, ou des reportages sur des grands écrivains et leur œuvre. Ce type de reportages était toujours réalisé en fonction de l’actualité éditoriale.
Du temps de Bernard Pivot, le magazine se vend en moyenne à cent mille exemplaires par mois. Pivot met en place une dictée nationale trois fois par an qui suscite un vif intérêt, et qui permet, à chaque édition, d’augmenter les ventes, car la fiche d’inscription et les résultats paraissent uniquement dans le magazine.
Depuis une dizaine d’années, Pierre Assouline constate une désaffection croissante du public pour les revues. Elle est liée à la fois à l’augmentation du coût des journaux, à l’arrivée d’Internet et du numérique, ainsi qu’à la réduction du nombre d’encarts publicitaires qui permettent de faire vivre une revue et qui se transfèrent davantage aujourd’hui vers Internet. « Les paramètres ont changé, on évolue, il faut prendre compte cela en compte et essayer de l’anticiper. C’est bien d’avoir à se battre pour faire vivre la revue. »
Ces réunions ont pour objet de choisir le contenu de chaque numéro, de discuter des illustrations et du sujet placé en couverture, qui s’oriente le plus souvent autour d’un grand entretien ou d’une grande enquête. Le choix de la couverture est capital, car elle représente un fort enjeu économique : c’est souvent en la visualisant que les gens décident d’acheter le magazine.
Pour Pierre Assouline, la critique et l’enquête relèvent d’une écriture différente de celle de la création. Il s’agit de mettre en valeur le travail des autres, de restituer le contexte d’une publication, d’analyser l’ œuvre tout juste parue par rapport à celles qui la précèdent dans le travail de son auteur. Le rôle du critique est de donner une idée juste du livre. C’est pourquoi, si des livres qu’il estime mauvais sont encensés par la critique, il juge important d’atténuer cette vision-là, de mettre les lecteurs en garde : il a ainsi récemment tenu à s’inscrire en faux par rapport au concert de louanges dont faisait l’objet le dernier livre de Milan Kundera, La Fête de l’insignifiance. De manière générale, le principe d’honnêteté doit, affirme-t-il, être au fondement du travail critique : c’est pourquoi cette pratique ne peut à son sens s’articuler avec le statut de salarié d’une maison d’édition. Car si être auteur d’une maison ne vous contraint pas de soutenir tout ce qui y paraît, être salarié, c’est être solidaire de ses engagements, ce qui rend plus difficile de garder un regard équitable sur l’ensemble de la production littéraire.
La République des livres
Pour le sien, Pierre Assouline respecte le principe de Pline l’Ancien : nulla dies sine linea. Il publie un billet tous les trois jours (le temps que cela lui prend pour circuler sur la toile et qu’il soit consulté par un nombre important de gens) mais il compose également des brèves quotidiennes sur les réseaux sociaux. « Si je le fais, c’est pour le plaisir, parce que c’est quand même beaucoup de travail. Sinon je ne le ferais pas. » Pour assurer la vitalité d’un blog, il faut en effet pouvoir tenir cette fréquence dans la durée.
Ses billets suscitent quotidiennement des réactions étonnamment diverses de la part de ses commentateurs, qui forment peu à peu une communauté aimant à se retrouver sur cette agora et à y poursuivre un débat infini. Celui-ci va du pire au meilleur, comme le souligne Pierre Assouline dans la préface de Brèves de blog, une anthologie de commentaires : « Il y en aura toujours pour nous éblouir par la finesse de leur jugement et l’étendue de leur culture, et d’autres pour nous accabler par leurs œillères et leur bêtise à front de taureau. » Mais même ceux qui se créent des ennemis durables aiment à en prendre des nouvelles, et se soucient de leur santé si leurs absences se prolongent. Actuellement, le blog compte en moyenne six cents commentaires par jour, ce qui fournit à Pierre Assouline une matière constamment renouvelée pour la « psychopathologie de l’intervenaute » à laquelle il réfléchit en ce moment.
L’Académie Goncourt
Dans Du côté de chez Drouant (Gallimard, 2013), Pierre Assouline retrace l’histoire de l’Académie Goncourt depuis sa création. À l’origine, les Goncourt avaient choisi de former un comité d’écrivains qui en resteraient membres toute leur vie et composeraient un jury doué d’une unité, d’une personnalité sensible dans la durée.
L’année du Goncourt s’articule autour de cinq prix : le Prix Goncourt, le Goncourt de la biographie, celui du premier roman, de la nouvelle et de la poésie. À cela s’ajoute la création du Goncourt à l’étranger : ainsi, en Pologne, en Serbie ou encore en Italie, des étudiants francophones lisent les romans en lice pour le Goncourt et élisent leur favori. En France, il y a également le Goncourt des lycéens.
Le comité se réunit une fois par mois. Entre temps, il s’agit de lire et de voter pour établir une liste de plus en plus restreinte de livres en compétition jusqu’à la remise du prix, qui correspond à la fois à l’état de la production et au goût moyen de l’ensemble du jury.
L’Académie reçoit les livres de la rentrée littéraire à l’état d’épreuves à partir de juin. De manière générale, les publications du début de l’année sont écartées car elles ont déjà eu l’occasion d’attirer l’attention de la critique ou de recevoir des prix.
Les membres du jury commencent à lire des livres pendant l’été, en suivant leurs inclinations personnelles, avant d’échanger leurs impressions respectives sur les œuvres lues, une première fois en juillet, puis deux autres fois en août, afin d’orienter les lectures des autres membres et de commencer à resserrer la sélection qui, au mois de septembre, ne doit compter que douze à quinze livres. Cette liste est transmise aux Goncourt étrangers, au Goncourt des lycéens, ainsi qu’aux libraires qui s’en servent souvent pour composer leur vitrine : elle donne ainsi le ton de la rentrée littéraire. Lors des réunions suivantes, le jury réduit cette liste à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’ œuvre sélectionnée.
Pierre Assouline précise que le prix est issu d’un certain héritage, d’abord naturaliste, qui ne cherche pas à couronner une avant-garde littéraire. Le jury se compose encore aujourd’hui d’écrivains plutôt traditionnels, fidèles à un certain classicisme. Le but du Goncourt n’est pas de remettre un prix à un auteur, mais à un livre. Par conséquent, ce n’est pas la personnalité de l’auteur ou la place qu’il occupe dans le paysage littéraire qui comptent. L’essentiel, pour le jury, est de respecter les deux éthiques conceptualisées par Max Weber : l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. La première prime sur l’autre, mais peut être corrigée par la seconde : il faut parfois penser aux libraires, à leurs ventes pour établir un choix définitif, afin de continuer à faire vivre ce secteur fragile. « Le Goncourt, c’est la prescription maximale. Il faut savoir que beaucoup de gens n’achètent qu’un livre par an, et c’est le Goncourt, quel que soit le sujet. Quand on propose quelque chose qui ne leur correspond pas, ils en veulent à l’Académie. »
Billets
« Aut libri, aut liberi. »
L’année universitaire nous a mis face à cette question, et particulièrement à travers les rencontres professionnelles et le parcours de ceux qui les ont animées : comment vivre de littérature, uniquement de littérature ? Est-ce seulement possible ? Parce qu’il faut bien manger et faire sa vie !
La rencontre avec Pierre Assouline a été l’occasion d’entendre un témoignage saisissant, où l’ambition et l’exigence sont les maîtres mots du travail littéraire. Sans se cacher derrière des diplômes ou des études à rallonge, Assouline est un homme qui a su multiplier les expériences pour connaître le livre, le jauger, le penser et faire évoluer son travail en même temps que notre société a évolué. Surtout, il a su s’imposer une discipline : écrire, le faire quotidiennement et en faire une règle de vie. On pourrait se demander si cette expérience est placée sous le signe de l’équilibre ou de l’excès de littérature. Il n’empêche qu’elle nous dit, d’une certaine manière, que penser la littérature aujourd’hui, c’est « donner la voix aux autres » tout autant que faire entendre la sienne. Elle nous rappelle également le critère essentiel de plaisir, choisir la littérature parce que cela nous plaît de le faire. Le parcours de Pierre Assouline illustre cette idée simple, qu’on oublie parfois, dévorés par l’envie de bien faire, par la recherche d’un résultat, d’une reconnaissance, par la crainte et les angoisses d’une vie incertaine : vivre la littérature, dans la littérature, avec passion.
Pierre Koestel
Ce qui m’a particulièrement inspiré dans cette rencontre avec Pierre Assouline ce sont les moments de partage de savoir-faire d’un journaliste littéraire de longue date, où sa passion pour la profession devient évidente. On dirait que le journaliste menant une enquête littéraire se transforme en détective. Pierre Assouline sait poser les bonnes questions aux bons moments et réussit, par exemple, à obtenir des aveux d’écrivains qui n’écrivent pas leurs livres eux-mêmes et sont payés pour le placement de produit qu’ils pratiquent sans le dire dans leurs romans. Il s’agit apparemment de savoir observer les interviewés, leurs intérieurs et les objets qui les entourent, comme il le dit lui-même : c’est en regardant leurs bibliothèques, leurs murs, leurs tableaux, leurs photos qu’on peut apprendre des choses. Sa pratique de journaliste se sent aussi lorsqu’il raconte comment, apprenant que des livres avaient été brûlés dans la cour de la Sorbonne, il a pu, en interrogeant plusieurs témoins des faits, rédiger un article suffisamment précis pour laisser penser qu’il avait passé toute la journée sur place, alors qu’il se trouvait dans un vol pour Séoul. C’est une anecdote que j’ai trouvée très drôle et très formatrice en même temps.
Pierre Assouline a plus d’un tour dans son sac pour faire transparaître les personnalités. Un maître de la maïeutique mais également un reporter aux techniques originales. Nous avons écouté avec délectation ses anecdotes d’interview à domicile : l’ardoise magique pour dialoguer avec Sakharov en échappant aux micros, la découverte d’un rasoir de marque occidentale dans sa salle de bain, témoignant de contact avec les Américains, etc. Selon lui, il n’y a rien de plus éloquent chez une personne que la décoration de son intérieur. Mais son récit le plus beau est celui du jeu d’échecs : « On peut tout savoir de quelqu’un en jouant aux échecs avec lui » nous dit-il. C’est ainsi que pour les 80 ans de Samuel Beckett, alors que Lire s’apprête à publier un dossier spécial sur le grand dramaturge, Assouline lui demande s’il accepterait de jouer aux échecs. Beckett se voit contraint de refuser l’invitation car il devient aveugle. Moi qui ne suis pas suffisamment connaisseuse pour lancer l’invitation, je me demande tout de même, comment Pierre Assouline joue-t-il aux échecs ? A priori, il semble que nous ayons à faire à un joueur qui ne se précipite pas à l’ouverture et prend le temps d’adouber son jeu, il n’est pas agressif mais pensif. Assouline est parfois prêt à un sacrifice mais ne laisse jamais ses pions en faiblesse. Il esquive, roque puis prend le dessus là où on ne l’attend pas. Il met son fou en fianchetto, Echec et Mat, Pierre Assouline est un grand maître en la matière.
Anna Fichet
Par Anna Fichet, Aliona Gloukhova et Pierre Koestel