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  • Rencontre avec Pascal Thuot - 13 mai 2014

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  • Compte-rendu de la rencontre du 13 mai 2014 avec Pascal Thuot, par Paul Aymé et Mathilde García-Sanz

     
    Depuis ses vingt-deux ans, la librairie constitue la majeure partie de la vie professionnelle de Pascal Thuot. Après son service militaire, il suit la formation en alternance de l’ASFODEL ; il fait ses deux années d’apprentissage dans la petite librairie Buchladen, spécialisée en littérature allemande et nordique, rue Burque, avec Gisela Kaufmann. C’est le début des années 90, les librairies sont loin d’être toutes informatisées. Il travaille ensuite pendant cinq ans dans une grande surface culturelle (Extrapole, qui n’existe plus aujourd’hui). Puis, il rencontre Francis Geffard, le créateur de la librairie Millepages. Il en est le directeur depuis douze ans, tout en continuant d’en gérer le domaine français. Il vient d’être élu président de l’INFL (Institut national de formation des libraires).
     
     
    Le métier de libraire
     
    Lors de cette rencontre avec Pascal Thuot, la conception du métier de libraire, parfois romantique ou fantasmée, est redéfinie en fonction des critères concrets de la réalité du marché. Pour lui, « on a pris du retard sur la pratique de la vente. Je ne veux pas parler de technique, mais du côté commercial qui gêne les libraires, qui s’estiment libraires plutôt que commerçants. Il y a pleins de gens auxquels on a appris que vendre n’est peut-être pas ce qu’il y a de mieux, mais quand on est libraire, je ne vois pas très bien ce qui peut vous faire gagner mieux votre vie que vendre. Il faut peut-être s’assouplir un peu là dessus. Pour ma part, le bruit du tiroir caisse m’a toujours bien plu, parce que ça me permet de payer mes salariés, et de ne pas gamberger sur des problèmes de trésorerie pour acheter des livres. » Les salariés doivent bien évidemment se tenir informés de l’actualité en général, littéraire en particulier. Pour Pascal Thuot, « c’est un tout, être libraire c’est jour et nuit ; dès qu’il y a une information intéressante, il faut trouver le moyen de la caser quelque part, de la garder en tête. Les informations nous arrivent de toutes part, parfois par les clients, sur des domaines relativement fins, je pense à la psychanalyse notamment. Si on a un public de psys, il faut être très attentifs et essayer de comprendre ce qui se passe dans ces domaines. »
     
    Millepages
    Francis Geffard a créé la librairie Millepages en 1980. Au départ, la librairie fait 50m2. Il la dirige seul jusqu’à avoir l’opportunité d’investir dans un local plus grand. Pascal Thuot le rejoint à ce moment là. Ils investissent dans le développement, et la librairie passe d’un chiffre d’affaires microscopique à un chiffre d’affaires de 4 millions et demi d’euros, ce qui la place aujourd’hui dans le classement des cinquante plus grandes librairies de France. Elle compte vingt salariés répartis en deux lieux, la librairie spécialisée Jeunesse & Bandes Dessinées et la librairie générale, installée dans de nouveaux locaux depuis 2009.
    Chiffres
    20 salariés
    2 lieux physiques :
    La librairie Jeunesse BD
    1,7 M Chiffre d’affaires
    200 mètres carrés
    7 salariés
    La librairie générale
    2,3 M Chiffre d’affaires
    13 salariés (mais tous ne sont pas sur la surface de vente)
     
    Il est aussi important de masquer les coulisses du travail du libraire : « C’est de la représentation, mais plus c’est discret, plus ce sera assimilé par la personne en face de soi comme de la connaissance. Et cette connaissance c’est ce qui va nous rendre nécessaires. » Il ne s’agit pas pour autant de s’en prévaloir : Pascal Thuot marque combien il est important d’éviter les postures de domination entre libraires et clients. Mais montrer ce qu’apporte la connaissance du libraire, c’est aussi se positionner face à Amazon ou à d’autres acteurs de la chaîne du livre. Bien sûr, c’est en fonction du client que le libraire a en face de lui que la relation se construit. Le libraire doit pouvoir établir une « sorte de petite grille psychologique qui doit s’appliquer immédiatement, qui est assez schématique mais qui doit permettre de comprendre à peu près qui on a en face de soi. »
     
    ADELC et CNL
    Ces deux organismes que sont l’ADELC (Association pour le Développement de la Librairie de Création) et le CNL (Centre National du Livre) ont aidé la librairie Millepages à se développer. Ce sont des aides qui permettent de recourir à un emprunt à taux zéro.
    ELECTRE
    Il existe des outils pour répondre aux recherches des clients : par exemple, la base de donnée bibliographique Electre, payante mais très régulièrement utilisée par les libraires. D’autres navigateurs permettent d’entamer des processus d’enquête pour répondre aux demandes.
     
    Pour devenir libraire, il n’y a pas de diplôme spécifique, il est possible d’avoir fait d’autres choses avant. Le fait d’être passé par une formation de libraire permet d’avoir un certain nombre de pré-requis, en particulier sur ce qu’est une librairie ; Pascal Thuot insiste sur « la formation, qu’il faut remettre au centre, qu’elle soit initiale dans le cadre d’un brevet professionnel ou en formation continue ». Il s’agit de casser le cliché et l’amalgame souvent fait entre un métier et une passion (adorer lire). Être libraire c’est faire du commerce (et non pas tenir une bibliothèque), et c’est aussi faire preuve d’une curiosité continue. Le manque de curiosité, ainsi que l’incapacité à faire une vraie synthèse et à l’intégrer dans une culture plus générale, est ce qui selon Thuot, fait le plus défaut chez ceux qui aspirent à exercer ce métier. Ainsi, s’il devait recruter demain, il serait avant tout attentif à la personnalité de la personne qui est en face de lui, en terme de culture et de capacité à transformer les informations, « Ã  transformer tout en culture ». Être libraire, en ce sens, est un métier très actif.
     
    Formation en alternance
    Il existe des formations en alternance : les apprentis sont trois semaines en librairie, une semaine en cours, ou alors deux jours par semaine en cours et les trois autres en entreprise. L’apprentissage est une bonne méthode pour comprendre la librairie, car il permet de voir son fonctionnement de manière concrète, de l’intérieur. Il existe aussi des formations en IUT, avec parfois un tronc commun avec d’autres formations qui permettent en deuxième année de se spécialiser sur la branche édition, ou librairie.
     
    L’évolution de la librairie et de ses enjeux
     
    La librairie a la marge la plus faible du commerce en France. Millepages réalise quant à elle une marge de 2,5 %, ce qui est très peu comparé à d’autres commerces culturels comme les jeux vidéos, mais tout à fait correct comparé à d’autres librairies. Cette marge peut être réinvestie dans l’entreprise avec des primes variables pour les salariés, ou pour solidifier le fonds de la librairie.
    Dans ce contexte, l’encadrement du prix du livre est un facteur décisif pour le maintien du secteur de la librairie. La loi Lang Ã©tablit un prix unique du livre, dans le cadre de la politique d’exception culturelle. Cette loi, l’une des premières votées sous la présidence de Mitterrand, a considérablement contribué à étoffer l’offre de la librairie française. L’inégalité des prix des livres selon les différents réseaux de vente étant stoppée, cela a interrompu le caractère extrêmement libéral de la vente du livre telle qu’elle était pratiquée à l’époque (on observera une trajectoire différente pour l’industrie du disque…). Il faut rappeler le contexte de cette loi fondamentale : la FNAC est entrée dans le domaine du livre depuis 1974 et propose une offre extraordinaire, riche et diversifiée, telle qu’il n’est plus possible aujourd’hui d’en trouver en un seul lieu ; elle a la possibilité de faire des rabais, de l’ordre de 20% sur le prix conseillé, si bien que la librairie traditionnelle a beaucoup de mal à suivre. Les éditeurs se rendent compte que l’ensemble du réseau du livre peut être fragilisé, et ils militent pour l’existence d’une loi sur le prix unique du livre, avec un rabais maximum de 5%, souvent appliqué par le biais de cartes de fidélité. Dorénavant les éditeurs fixent un prix unique pour chaque livre. De plus, c’est une loi qui légifère sur les achats, pour maintenir une diversité éditoriale, puisque les libraires doivent s’engager à prendre ce qui s’appelle l’office, c’est-à-dire un exemplaire de chaque livre qu’une maison d’édition leur propose. Cela n’existe plus aujourd’hui, en raison du nombre sans cesse croissant de nouveautés en France (environ 60 000 par an, 15 000 à l’époque de la loi). Cette loi encadre l’économie du livre à tous points de vue, et il est possible d’y voir le signe concret d’un développement durable, puisque l’égalité entre les réseaux de vente permet à chacun de travailler ses propres orientations commerciales en fonction de son poids et aussi de la qualité de ses prestations, de ses services, de ses assortiments, de la qualité des équipes et du regard qui est porté sur la production littéraire.
     
    Les échanges entre la librairie et les collectivités (les bibliothèques, les services municipaux d’une ville, les comités d’entreprises) ne suffisent pas à l’activité d’une librairie. Bien sûr, cette part des échanges, que l’on appelle « la facturation », est importante, mais lorsqu’elle est trop grande, comme c’est le cas de la librairie jeunesse BD de Millepages, cela peut devenir inquiétant : on est alors à la merci de la désaffection d’un gros client, qui peut, dit Pascal Thuot, se solder par la suppression d’un poste.
    Le véritable baromètre de la santé d’une librairie est donc le marché au comptant, celui qui concerne les particuliers. La grande dépendance au marché public est une des fragilités de la librairie, car elle est difficile à maîtriser ; ce sont des masses administratives assez fortes, et certains libraires choisissent de la traiter collectivement. C’est le cas de Millepages qui, en s’associant à d’autres libraires de l’Est parisien, a formé le regroupement de libraires LIBREST. Ainsi, ils peuvent mutualiser une partie de leurs moyens économiques en s’intéressant justement à la captation de marchés publics, pour résister face à des acteurs importants comme la FNAC et Decitre.
     
     

    L’image de la librairie

     
    Alors que la librairie est un endroit intimidant, et que l’accès à la lecture peut être entravé par de nombreux complexes, les libraires ont un rôle essentiel pour moderniser cette image. Pour Pascal Thuot, « on ne doit pas communiquer sur la librairie, on doit communiquer sur la lecture, la rendre plaisante. C’est un domaine que la librairie pense difficilement, parce qu’on n’a pas de réflexes publicitaires, mais il faut l’envisager vraiment comme quelque chose d’extérieur. On ne peut pas communiquer sur la librairie parce que ça nous conduit à faire des campagnes misérables. La dernière en date, c’était une photo cadrée étrangement sur une librairie, un bras saisissait un bouquin et le discours c’était en gros : « allez en librairie sinon les libraires vont mourir ». Ce n’est pas possible ! ».
    Pour Pascal Thuot, la librairie aujourd’hui doit se débarrasser de toute idéologie car cela correspond généralement à un enfermement. « Je suis plutôt parmi ceux qui pensent qu’il faut que les gens puissent s’exprimer de manière détendue dans un lieu qui doit être un lieu d’ouverture et de plaisir. J’ai connu des librairies où seul le libraire avait le droit de toucher les livres, des librairies où l’avis du libraire était extrêmement écrasant, où l’on avait peur d’acheter certains livres, peur d’être jugés ». Mais le paysage littéraire a commencé à changer, le lecteur est devenu consommateur, et se comportant en tant que tel, il attend de la librairie une prestation particulière.
    Une des adaptations fondamentales de la librairie aujourd’hui, est d’accepter cette mutation, qui a été assez rapide, sur un temps que personne n’a songé à mesurer, ou analyser. Il y a beaucoup d’enquêtes de sociologie culturelle, il est possible de faire le constat de différentes pratiques de lectures (notamment par rapport au numérique), et surtout de voir que la lecture a tendance à fléchir par rapport à d’autres loisirs ; mais on s’aperçoit que les gens ne lisent plus autant non pas parce que ça les intéresse moins, mais parce qu’ils ont moins le temps. C’est un vrai problème, qui demande aux libraires de s’adapter, de réfléchir et de calibrer leurs propositions, et c’est ce qui rend ce métier passionnant aux yeux de Pascal Thuot, « parce qu’on rentre dans un nouveau rôle, on devient une sorte d’éponge qui se remplit à chaque fois que quelqu’un nous pose une question, et c’est là qu’on éprouve la richesse de ce lien entre le libraire et le client ».
     
    Animations

    Les rencontres littéraires :
    Les libraires de Millepages invitent près de 80 auteurs par an. C’est l’occasion pour les clients de rencontrer les auteurs qu’ils lisent depuis des années comme d’en découvrir de nouveaux.
     
    Le festival AMERICA :
    Créé par Pascal Thuot et Francis Geffard, le festival America réunit depuis 2002, tous les deux ans, une soixantaine d’auteurs Nord-Américains (Mexique, Etats-Unis, Canada, Caraïbes, Haïti et Cuba) autour d’un thème central et d’une centaine de débats, de rencontres, de projections de films, de concerts, d’expositions. L’évènement attire près de 35 000 festivaliers et compte une cinquantaine de partenaires presse, une vingtaine de libraires, un salon du livre, des partenaires institutionnels de tout type. Il est en train d’acquérir une reconnaissance internationale.

    Le festival ESPRITS LIBRES :
    Ce festival a été créé par le réseau LIBREST, qui réunit des librairies de l’Est de Paris. Il est dédié aux sciences humaines et a pour but de réunir le plus de disciplines possibles autour d’un thème commun, de croiser les regards par des débats, de proposer des tables rondes, des projections de films, etc. Les participants essaient de trouver des dynamiques communes, de montrer leur intérêt pour les domaines du savoir dont la vie en librairie est prétendument menacée.
     

    Billets

    Pour Pascal Thuot, la librairie d’aujourd’hui doit « se débarrasser de toute idéologie », dans le sens, dit-il, d’éviter « de faire de son opinion à soi la politique que doit avoir la librairie, et le comportement que doivent adopter les clients ». Mais pourquoi un libraire qui ferait le choix d’un assortiment jugerait-il forcément le comportement d’un client ? Devant une surproduction de livres qui réserve autant de bonnes surprises qu’elle ne sature l’espace physique et intellectuel des lecteurs, les libraires n’ont d’autre choix que celui d’opérer une sélection. Celle-ci est souvent complémentaire avec celle des librairies voisines indépendantes, en supposant sans prendre de risque qu’un lecteur puisse trouver un livre susceptible de l’intéresser dans davantage de librairies que celle qui serait à proximité. Cette sélection n’implique-t-elle pas de loger l’opinion du libraire (quelle qu’elle soit bien entendu) au cÅ“ur de l’assortiment de sa librairie ? Non pas le parti politique, et encore, mais bien le point de vue que le libraire porte sur ce qu’il lui semble important de présenter des 60.000 livres qui sortent chaque année. En plus du problème de la surproduction, cela relance une question posée par l’éditeur François Grosso lors d’un entretien : « Est-ce qu’une librairie qui grossit peut être autre chose qu’une Fnac ? ». En tant que lecteur, précise-t-il, il attend de la librairie indépendante qu’elle lui montre, lui propose et mette en valeur des livres qu’il ne trouve pas dans les grandes enseignes comme la Fnac. Et il nous ramène à ce qui définit un des caractères de la librairie indépendante : la mise en valeur des livres, souvent faite avec plus de rigueur et de passion que ce qu’implique le geste de vouloir tout présenter. Cela n’est pas pour autant synonyme du mépris qu’un libraire dominant et prétentieux porterait sur un lecteur ignorant et complexé. Cela pourrait même s’avérer être le contraire. Exercer un esprit critique, très certainement et immanquablement le fruit d’une opinion qui n’a pas obligatoirement à voir avec un parti pris politique, et ceci à travers une sélection fine et exigeante de titres qui seront lus avec le même appareil transparent et assez évanescent de ce que l’on considère être important en littérature, ne serait-il pas justement ce que pourrait être la librairie d’aujourd’hui ? Cela ne redonnerait-il pas, et plus que jamais, à la lecture sa dimension active, modeste et relative ?
     
    Paul
     
     
     
    Pascal Thuot raconte l’aventure Millepages avec passion, dévoilant au fil des souvenirs quelques secrets de son métier de libraire. Au cours de ces vingt deux années, il a été amené à entreprendre énormément, à multiplier les rencontres et à créer des liens serrés avec ses différents partenaires et clients. Aujourd’hui Millepages fait partie des cinquante plus grandes librairies de France et détient, grâce au réseau Librest, un rayonnement inégalé sur la scène parisienne. En s’alliant afin de départir Amazon de son atout de rapidité dans l’acheminement des livres, et afin de conquérir ensemble les marchés publics, les librairies partenaires se déclarent maîtresses de l’efficacité, mais peut-être est-ce au détriment d’initiatives menées par d’autres librairies. Par cette recherche constante de puissance, de grandeur et de rendement, des librairies comme Millepages ne fragilisent-elles pas du même coup la multiplicité des visages de la librairie indépendante en France, et n’existe-t-il pas des librairies plus indépendantes que d’autres ?
     
    Mathilde
     
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