Savoir l’histoire
Les premiers voyages de Patrick Deville ont lieu sur le papier. Enfant, il suit sur les atlas les trajectoires des explorateurs qui le fascinent. Il parcourt le monde en lisant Jules Verne, puis Conrad et Chateaubriand. Adulte, il accomplit ses rêves de voyage en travaillant dans la diplomatie. D’abord courrier de cabinet, puis attaché culturel, il séjourne dans les pays du Moyen-Orient. Fasciné par les luttes, les conflits et les bouleversements politiques de son époque, il décide d’aller à leur rencontre. « Pour agir un peu moins dans le brouillard, il faut savoir l’histoire, ne pas commettre d’anachronismes, car les anachronismes sont ce qu’il y a de pire. » À la chute du bloc de l’Est, il sillonne l’ex-URSS. Il observe les pouvoirs tomber et les pays s’ouvrir sur le monde. « La fin de la Guerre froide est le moment le plus bouleversant qu’il m’ait été donné de vivre. » En 1993, il espère assister à la chute du régime de Fidel Castro à Cuba. Puis il séjourne longuement au Nicaragua auprès des sandinistes.
Le cycle Minuit
Deville fait de l’écriture son activité principale à l’automne 1980, alors qu’il habite Mascate. À cette époque, il dispose d’un bureau et du temps nécessaire pour se lancer. Durant près de sept ans, il s’exerce méthodiquement. “Je ne voulais pas devenir un homme orchestre qui ne saurait jouer d’aucun instrument. Je me suis d’abord entraîné à décrire des personnages, des situations, des décors.”
Le cycle Sic Transit
À la mort de Jérôme Lindon, en 2001, Deville quitte Minuit et entre au Seuil. Pura Vida paraît en 2004. C’est le premier roman de son nouveau cycle littéraire intitulé Sic Transit Gloria Mundi. Deville prévoit pour ce projet douze romans répartis en quatre trilogies. Le Seuil a déjà rassemblé Pura Vida, Equatoria (2009), et Kampuchéa (2011) en un seul volume : Sic Transit.
Deville se défend d’écrire des romans à thèse ou des romans historiques. Il aborde l’Histoire par les individus. Pour lui, l’écriture et la littérature permettent de sortir des masses et des mouvements. Sur le modèle des Vies Parallèles de Plutarque, il fait entrer en résonance des figures historiques : Rimbaud et Yersin dans Peste et Choléra (2012) Malcolm Lowry et Léon Trotski dans Viva (2014). Il les construit par un jeu de parallélismes et d’oppositions : Lowry, ainsi, est celui qui garde le remords de ne pas agir, tandis que Trotski aspire à être écrivain mais juge plus urgent de faire la Révolution. D’autres voix plus modestes viennent nourrir ses récits, celles des anonymes qui le guident dans ses propres voyages. Quand il peut travailler sans interprète, il fréquente les bistros et s’imprègne du pays à travers ses habitants. “Le cuisinier de Brazzaville qui me raconte sa guerre du Congo dans Equatoria est un point de vue utile et efficace dans le développement narratif. Il vient ajouter sa réalité à la grande Histoire.”
Patrick Deville choisit l’année 1860 comme point de départ de chacun de ses livres. Cette année marque pour lui le moment où la planète devient une. C’est le début de la deuxième révolution industrielle, portée par l’Angleterre, la France, l’Allemagne – qui décident que toute la planète doit devenir européenne, pour le meilleur (le réseau des Instituts Pasteur, les progrès de la médecine) comme pour le pire (les nombreuses guerres et exactions). Pour la première fois, des événements isolés ont des répercussions à l’autre bout du globe : alors que la construction du canal de Suez en Égypte raccourcit le trajet vers l’Asie et donne le sentiment d’une maîtrise possible de la nature, la découverte des temples d’Angkor au Cambodge, de cette grande culture dont il ne reste que des ruines, fascine les contemporains en leur donnant le sentiment que leurs civilisations aussi peuvent s’effondrer.
L’écrivain-narrateur qui apparaît dans ses livres assure l’unité du cycle. Cette subjectivité assumée est aussi pour lui une question d’honnêteté. C’est un point de vue français qui s’exprime. « Je connais suffisamment de Khmers pour savoir que je ne peux pas me mettre à la place d’un personnage de Khmer. Je ne peux pas prendre autre chose que ce que je suis. Ce sont les limites de l’imagination de chacun. » C’est aussi une manière pour lui de marquer le passage du temps d’un livre à l’autre. “Le dernier roman sera écrit par un vieillard”, s’amuse Deville.
De la recherche à l’écriture
Dans son discours comme dans son écriture, Deville bondit d’époque en époque et de pays en pays. Il réactualise le récit de voyage à force de va et vient de la bibliothèque au terrain. Il est essentiel pour lui de visiter les lieux qu’il raconte sur de longues périodes. Depuis dix ans, il séjourne régulièrement dans le même appartement de Mexico pour finaliser Viva. Ce qui ne l’a pas empêché de suivre de près les procès des Khmers Rouges pour Kampuchéa ou le transfert des cendres de Di Brazza dans un mausolée congolais pour Equatoria.
Une fois que Deville a suffisamment accumulé de documents, d’entretiens et de notes de voyages, il s’attaque à l’architecture du livre. Pour chaque chapitre, il crée un fichier informatique dans lequel il “enfourne” les sources accumulées. Il laisse reposer cette première version quelque temps. Quand il se sent prêt, il loue un appartement dans l’un des pays où se déroule l’action (Zanzibar pour Equatoria, Phnom Penh pour Kampuchéa). Il s’enferme pendant deux mois et écrit nuit et jour. “Et là, ça devient irrationnel. Je suis seul, je suis loin. Je commence par la première phrase et je finis par la dernière et ça donne ce que ça donne.”
Quand il ne prépare pas un tome de Sic Transit Gloria Mundi, Patrick Deville travaille à ses autres projets. Il prépare une quadrilogie sur les tentations dont le premier tome est sorti en 2006 au Seuil : La Tentation des armes à feu. « J’envisage tous mes projets comme s’ils étaient déjà finis » explique Deville.
Ce qui est particulièrement intéressant dans l’approche de Patrick Deville, c’est que sa pratique de la non-fiction littéraire ne sacrifie rien au plaisir de la langue. Son pacte avec le lecteur garantit la véracité du moindre fait relaté. Pourtant, à la lecture, on est frappé par la concision et la précision de son style. L’attention donnée à la rythmique et à la fluidité offrent une expérience esthétique singulière. Les chapitres sont courts et l’on se laisse porter par les bonds d’époque en époque, de lieu en lieu, de personnage en personnage.
Dans Kampuchéa, Patrick Deville écrit « L’utopie politique, comme la religieuse, déteste l’homme dans sa monstrueuse incomplétude ». Sans que je sache exactement pourquoi, ce dernier mot, « incomplétude », a résonné pendant toute la lecture du livre, mais aussi pendant celle des autres textes de Deville. Il me semble révéler un des grands thèmes, si ce n’est le seul, que l’auteur traite. L’homme incomplet, au fond je ne saurai pas le définir, mais peut-être que cela dit que ce qui rend l’homme fort est exactement ce qui le rend fragile. Peut-être que cela contient l’idée que l’homme qui a conscience des lacunes, des richesses, des abus de son époque prend la route pour les combler, les consigner, les combattre. Mais cela renvoie aussi à ce qu’il a, en lui, d’inachevé, d’encore modulable, d’influençable. L’incomplétude a l’air d’offrir des chemins à la fois superbes et dangereux. L’incomplétude, ce serait le double mouvement, de ramener l’homme au centre, tout en déplaçant le centre : ayant le sentiment de ne pas s’être réalisé, l’homme part, revient, repart, de là où il est, ou vers là où il pourra satisfaire ses ambitions, ses volontés, ses désirs. Là où il aura le sentiment que ce qu’il a de plus humain doit être mis au service de projets, de découvertes. Là où les manques qui sont comme des gouffres en lui pourraient bien être soignés. Là où l’incomplétude des uns fera finalement peur à celle des autres, et que ce qui en suivra ne sera pas ce qui était prévu. J’ai bien l’impression que les courts chapitres des livres de Patrick Deville sont autant de variations sur l’incomplétude, des plus violentes aux plus pudiques. Par exemple celles où l’auteur, en premier lieu, livre ce qui en lui est incomplet. L’incomplétude, ce serait donc peut-être aussi une démarche, dont les critères ressemblent fort à ceux d’un voyage : celui de l’aller, et celui du retour. Aller vers les inconnues, vers les bibliothèques, vers les regards croisés. Retour sur les erreurs, sur les complexités, sur les idées d’origine. Ainsi, on peut dire que les livres de Patrick Deville sont d’une grande intimité, bien que leurs récits se trament le long de voyages dans l’histoire des effets papillons, des utopies en chaîne, des rapports de pouvoir et de causalité, des coupes verticales dans les temps confondus. Deville ramène la complexité trop souvent oubliée de ce qui anime, a animé, animera, les fondements, les destructions, les révolutions, les espoirs. Et il la ramène à l’aide du peu de vérité qu’il est possible de tirer de chaque rencontre, de chaque recherche, de chaque témoignage. Sans faire croire qu’il pourrait tout compléter, mais en essayant de comprendre, grâce aux temps multiples dont un romancier dispose : temps de la prise de notes et temps de la phrase, temps de la roue et temps de la ligne, temps de l’action et temps de l’inaction, temps du roman et temps du cycle littéraire.
Paul Aymé