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  • Rencontre avec Éric Hazan - 12 janvier 2016

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  • Compte-rendu de la rencontre avec Éric Hazan du 12 janvier 2016,

    par Florent Vivarelli et Rima Bendakir

    entretien réalisé par Vincent Message

     

    « Un éditeur ne prend jamais sa retraite, il meurt au bureau »

     


     

     

    1. Les (trop) beaux livres d’art de la maison Hazan

    Une deuxième mi-temps de sa vie, voilà comment Éric Hazan décrit son métier d’éditeur. Un métier qui se transmet de génération en génération dans la famille puisque son père Fernand était lui-même fils d’un libraire du Caire.

    Fondées après la guerre, les éditions Hazan se démarquent dans les années 60 en adoptant la technique de l’offset pour obtenir des reproductions en couleur à bon marché. Jusque-là, la plupart des livres d’art sont illustrés en noir et blanc, et ceux qui le sont en couleurs sont de petits tirages onéreux. Grâce à cette méthode révolutionnaire, qui inspire durant la même période en Suisse les éditions Skira, les tirages augmentent, atteignant parfois jusqu’à 20.000 exemplaires.

    Une vingtaine d’années plus tard, en 1983, Éric Hazan reprend en main la maison paternelle, et ce après avoir porté la blouse blanche de chirurgien cardiovasculaire au cours d’une première carrière. Son père ne l’avait pas encouragé à faire de l’édition, car il estimait que la médecine était une vocation plus sérieuse. L’arrivée d’Éric Hazan va contribuer à rajeunir la maison. Il accorde beaucoup d’intérêt à la photographie, au design, à l’architecture, fait travailler le graphiste polonais Roman Cieslewicz, commence à publier les livres sur Léonard de Vinci et la Renaissance italienne du grand historien de l’art Daniel Arasse.

    Mais si l’éditeur estime avoir mené, en 15 ans, les éditions Hazan vers bon nombre de réussites éditoriales, il admet néanmoins sa part de responsabilité dans leur faillite. Une catastrophe financière qui s’explique par trois raisons. La première tient à la crise économique qui se déclare en 1991 et touche durement le secteur du livre et en particulier du livre d’art, toujours considéré comme un bien superflu. La seconde n’est autre que la rude concurrence imposée par les éditions Taschen, qui pratique des prix beaucoup moins élevés et atteint des tirages de 80.000 exemplaires en plusieurs langues alors que les éditions Hazan tournent plutôt autour de 5000. « Ils vendaient 100 francs le livre que nous vendions 400 – et le nôtre était mieux, mais pas non plus quatre fois mieux. Ils étaient moins perfectionnistes, mais l’avantage comparatif était de leur côté. » S’ajoute à ces deux éléments une politique financière caractérisée par un trop grand appel aux crédits bancaires. Éric Hazan en a gardé la conviction qu’il ne faut pas avoir un euro de dettes aux banques. Il aime à répéter, comme le faisait son père : « Un banquier est quelqu’un qui vous prête un parapluie en vous faisant payer des intérêts et qui vous le retire quand il pleut. »

     

    Les éditions Hazan sont finalement rachetées par Hachette. Elles restent une année encore sous la direction d’Éric Hazan, avant que celui-ci ne réalise que sa conception du succès est trop lointaine de celle de son nouvel employeur.

     

    2. La Fabrique : mode d’emploi

    À 62 ans, Éric Hazan quitte alors le giron d’Hachette et décide de fonder une nouvelle maison d’édition orientée sur les essais politiques, philosophiques et historiques. Il voit dans cette démarche « une bonne manière de faire entendre une voix plus personnelle, plus engagée, plus politique ». Le nom de cette nouvelle maison, La Fabrique, est proposé par la collaboratrice d’Éric Hazan dans cette nouvelle aventure : Stéphanie Grégoire. « Une fabrique, c’est moins grand qu’une usine, c’est connoté XIXe siècle (et je suis très dix-neuviémiste dans ma tête), et ce n’est pas prétentieux. » Le nom convient parfaitement à l’idée que se fait Hazan de sa petite SARL, dont le siège social se situe, à l’époque, dans son appartement.

    Le lancement de la nouvelle maison passe par la résolution de questions épineuses : comment trouver un distributeur sans catalogue ? par quels titres commencer les publications ? Éric Hazan reconnaît que son nom a été un atout pour pouvoir entamer le travail éditorial et conclure un partenariat avec le diffuseur-distributeur qui est toujours celui de La Fabrique auourd’hui : Les Belles Lettres. « Les représentants sont des amis, on les connaît, ils nous font confiance. » Les deux premières publications de La Fabrique sont Le Corps de l’ennemi : hyperviolence et démocratie d’Alain Brossat et Au Bord du Politique de Jacques Rancière.

     

     

    Ce deuxième livre illustre à plusieurs titres le fonctionnement économique et éditorial de La Fabrique. En règle générale, les essais qui y paraissent se vendent autour de 2000 à 2500 exemplaires sur une période de dix-huit mois, et les dépenses sont amorties à partir d’environ 1500 exemplaires. Mais certains essais peuvent devenir des long-sellers, avec un chiffre de vente continu au fil des années, voire en progression, et donc un socle économique sur lequel peut s’appuyer la maison. Le Partage du sensible de Rancière, par exemple, s’approche aujourd’hui des 50.000 ventes.

    Comme en témoigne l’entrée de Rancière au catalogue, la ligne éditoriale de La Fabrique se construit, surtout dans ses débuts, au gré des rencontres. C’est en suivant un de ses séminaires à l’École Normale Supérieure que Hazan a l’idée de proposer à Rancière de publier un de ses textes. Un peu plus tard, il fait la connaissance d’André Schiffrin à la Foire de Francfort et lui propose de transformer en livre un long article que l’éditeur new-yorkais a rédigé pour The Nation. Leur dialogue débouche sur L’Édition sans éditeurs (1999), une critique de la concentration capitalistique dans le secteur du livre qui vaut à La Fabrique la sympathie de beaucoup de libraires.

     

    De même, les rencontres avec l’universitaire palestino-américain Edward Said et la journaliste israélienne Amira Haas permettent à Hazan, sensible de longue date aux enjeux de ce conflit, d’affiner la vision qu’il en a. En publiant Israël, Palestine, l’égalité ou rien (1996) de Saïd puis Boire la mer à Gaza (2001) de Haas, La Fabrique fait entendre des points de vue peu présents dans le débat politique.

    Aujourd’hui, la Fabrique, dont les locaux se trouvent à Belleville, emploie deux personnes et un-e stagiaire. Stella Magliani-Belkacem s’occupe du planning, des liens avec les diffuseurs-distributeurs, de la présence sur Internet ; Jean Morizot du maquettage et des finances, avec l’aide d’un comptable extérieur. La validation d’un projet se fait systématiquement par accord du trio, avec la volonté d’un équilibre entre la politique, la philosophie et l’histoire. La maison publie environ 12 livres par an. Comme Éric Hazan ne souhaite pas que La Fabrique s’endette ou emprunte, ce volume de publication n’est pas destiné à croître.

    200 manuscrits par an arrivent de l’extérieur, mais ils sont généralement mal ciblés, peu intéressants. Beaucoup de projets sont donc des commandes, comme c’est souvent le cas dans le secteur des essais, par comparaison avec celui de la littérature. Sur le premier semestre 2016, par exemple, quatre livres sur six sont partis d’une commande. « Ma marotte c’est plutôt l’Histoire du XIXe siècle, raconte Éric Hazan, c’est-à-dire des livres invendables. On équilibre donc pour parler aussi de notre situation. L’Histoire n’a d’intérêt que si elle permet d’éclairer le présent. Mais le plus compliqué, à partir de là, est de trouver des auteurs qui ne tombent pas dans le livre d’actualité, qui sachent aborder un sujet contemporain en s’appuyant aussi sur un travail théorique. » L’idée naît donc du dialogue entre un des éditeurs et l’auteur ; ou alors c’est un auteur qui apporte un projet qui ne convainc pas, mais que les éditeurs vont solliciter ensuite pour autre chose. « La grande difficulté est de faire en sorte que les auteurs rendent les textes à temps : il faut exercer de la pression sans être décourageant, ou faire retravailler, dire ce qui ne va pas sans être désagréable. »

     

    3. Une Fabrique engagée

    De par son engagement politique, très marqué à gauche, La Fabrique est peu soutenue par les grands médias, à quelques rares exceptions près comme Politis. Certains titres paraissent même dans un silence assourdissant. « La censure par le silence, note Éric Hazan, est la plus efficace car on ne peut s’en prendre à personne. » L’éditeur souligne le lien entre ces difficultés de réception et la concentration du capital dans le secteur des médias : « Comment voulez-vous qu’il y ait une pleine liberté d’expression dans un pays où tous les médias appartiennent à des milliardaires ? » En revanche, la maison dispose d’un très fort soutien des libraires indépendants, auprès desquels Éric Hazan se rend régulièrement. « Avec les libraires, on est vraiment du même côté de la barricade. Amazon, en face, c’est le cancer. » Les ventes se répartissent à 50/50 entre Paris et la province. Par une ironie qui en dit long sur la structure du paysage de la librairie, les vendeurs les plus importants des livres de La Fabrique restent néanmoins Amazon, loin devant les autres, puis la Fnac et Gibert.

    Éric Hazan mène avec La Fabrique un combat militant. « Mon critère de choix d’un livre, aujourd’hui, ce serait : est-ce que c’est offensif, ou est-ce que c’est une fois de plus un état des lieux ? Je n’aime pas l’idée de la résistance, c’est un peu passif. Je préfère l’attaque. »

    En 2007, Éric Hazan et son équipe choisissent ainsi d’éditer L’insurrection qui vient,un livre coup de poing qui « invite à l’insurrection » et en décrit quelques lignes d’actualisation possibles. Écrit par le Comité invisible, dont les auteurs ont fait promettre à l’éditeur qu’ils pourraient conserver l’anonymat, l’essai reçoit d’abord peu d’attention médiatique, mais bénéficie d’un bon bouche à oreille et s’est déjà écoulé à 8000 exemplaires lorsqu’il se retrouve au cœur de l’enquête sur l’affaire dite de Tarnac.

     

     

    L’ouvrage est versé intégralement au dossier d’instruction en novembre 2008, lorsque la police arrête un groupe de jeunes issus de l’extrême gauche soupçonné d’avoir orchestré le sabotage de trois lignes de TGV. Ils sont accusés « d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », certains d’entre eux sont maintenus plusieurs mois en détention provisoire. La police soupçonne un lien entre ce groupe et la publication de l’essai. Entendu comme témoin pour avoir édité L’insurrection qui vient, Éric Hazan se retrouve alors à devoir répondre «  à toute une série de questions pièges  » concernant, entre autres, l’identité des auteurs. « Ils n’auront finalement rien obtenu de ce qu’ils cherchaient à me faire dire », conclut l’éditeur. Le dossier a fini par se dégonfler jusqu’à ce que le pôle antiterroriste de Paris mette fin à l’information judiciaire au mois d’avril 2010. Aujourd’hui, le parquet n’a toujours pas décidé d’un non-lieu ou d’un renvoi devant le tribunal correctionnel.

    Conséquence de cette affaire : L’insurrection qui vient a profité d’une caisse de résonance imprévue. Traduit en plusieurs langues, vendu à 60.000 exemplaires, le livre a connu un retentissement auquel La Fabrique ne s’attendait pas. En octobre 2014, Éric Hazan a publié le deuxième livre du Comité invisible, À nos amis, un manifeste pour la révolution d’aujourd’hui.

    Éric Hazan pense qu’une insurrection peut tout à fait se produire en France. Dans son dernier ouvrage, La Dynamique de la révolte, publié en mars 2015, il démontre à partir de l’exemple de précédents choisis dans l’histoire révolutionnaire française, russe, allemande et dans l’histoire récente des printemps arabes que de tels événements sont imprévisibles. Il est aussi l’éditeur de beaucoup des textes de Frédéric Lordon, qui après avoir proposé une critique du travail salarié reliant Marx et Spinoza dans Capitalisme, désir et servitude (2010), est aujourd’hui l’un des acteurs importants du mouvement Nuit Debout.

     

     

     

    La Fabrique est née à un moment où les sciences humaines et sociales ne se portaient pas très bien dans les grandes maisons : la production chez Gallimard était assez académique, le renouvellement du catalogue Minuit était faible, le Seuil traversait une mauvaise passe. La période a été propice à la naissance de collections ou de nouvelles maisons indépendantes, comme Agone, Amsterdam, Les Prairies Ordinaires ou Libertaria. Le travail de collaboration qu’elles entretiennent entre elles, tout comme avec les groupes de libraires indépendants, est quelque chose de précieux que Hazan cherche à préserver. C’est grâce à ces rencontres et à ces échanges, notamment lors de leur salon du livre politique qui se tient au café-restaurant le Lieu Dit (20e arrondissement de Paris) fin mai et qui réunit une vingtaine d’éditeurs, que La Fabrique a trouvé sa place sur la carte. « La cohérence d’un catalogue, on met du temps à la constituer. Au début, on ne voyait pas nous-mêmes ce qui tenait ensemble ces livres. Maintenant, on a la ligne, donc si on fait un pas de côté, comme en publiant Toi aussi tu as des armes, sur les rapports entre poésie et politique, c’est exprès. » Ce sont ces alliances singulières entre maisons indépendantes et librairies indépendantes qui donnent au travail éditorial d’Éric Hazan tout son sens.

     

     

    Billets

     

    À 80 ans, Éric Hazan a eu maintes occasions de croire en la révolution, en l’insurrection, en la prise du pouvoir par le peuple et autant de déchanter devant l’échec de chacune de ces tentatives, de mai 68 aux Printemps arabes. Malgré cela, sa combativité et sa révolte restent intactes, sa soif de voir le monde changer est toujours aussi forte et sa certitude qu’un jour les dominants tomberont de leur piédestal demeure inentamée. D’une nature plutôt pessimiste — que je présente par commodité comme du réalisme — j’ai été saisi par la force de la conviction d’Éric Hazan, sa capacité à ne pas sombrer dans la noirceur morale quand le monde autour de nous s’englue dans la paranoïa organisée, la surveillance généralisée et la bêtise consumériste toujours plus profondes. Pour tout dire, l’assurance d’Éric Hazan quant à la venue d’une ère libérée du capitalisme est une cure de jouvence contre la déprime morose qui vient assaillir régulièrement mon enthousiasme de dissidence intellectuelle.

    Florent Vivarelli

     

    Droits de l’homme et liberté d’expression. Telles sont les causes qui occupent une place centrale dans le parcours d’Éric Hazan. Engagé pour des questions justes, il a milité pour le FLN et soutient la cause palestinienne. Des positions qu’il n’hésite pas à afficher quitte à s’attirer des ennuis en justice ainsi que l’antipathie de la presse qui n’est pas, à ses yeux, entre de bonnes mains. « Les patrons sont mauvais, nous dit-il, mais ce n’est pas sur ces ouvriers que sont les journalistes qu’il faut taper, mais bien sur les patrons. »

    Ce sont les mêmes principes qu’il défend en tant qu’auteur. Dans son ouvrage Une histoire de la révolution française, par exemple, alors que l’historiographie dominante parle de Robespierre comme d’un dictateur, lui s’efforce de le réhabiliter, comme il s’intéresse plus généralement aux héros de la révolution que l’histoire a condamnés ou mis de côté.

    Ainsi, avoir le courage de ses idées s’accompagne d’une série de déconvenues face auxquelles il ne faut jamais baisser les bras. C’est ce qu’il faut retenir du parcours de cet éditeur.

    Rima Bendakir

     

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